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«Les managers français sont efficaces, mais ne sont pas formés à l’innovation»

6 min de lecture

Spécialisé dans le conseil en innovation en France et aux Etats-Unis, Guillaume Villon de Benveniste appelle les entreprises françaises à repenser leur approche. Dans 1200 milliards sur la table : comment les prendre, créer des emplois et faire de la France la Silicon Valley de 2030, il propose de créer une Ecole nationale d’innovation et suggère de s’inspirer du business model des plateformes. Il édite également le site The Innovation and Strategy Blog.

Quels constats vous ont incité à vous pencher sur les difficultés liées à l’innovation ?

Tout le monde est d’accord pour montrer que la Silicon Valley et la Chine sont innovantes. Il y a dix ans, personne n’aurait pu anticiper qu’il y aurait un duel sino-américain. L’Europe ne fait pas partie de ce duo innovant. Il y a dix ans, tout le monde disait que les Chinois ne rattraperaient jamais l’Europe. Par ailleurs, l’âge moyen du CAC 40 est de 103 ans. Il y a le modèle économique de la plateforme : son rendement est quatre fois supérieur à celui des produits. En France, comme plateformes, on a Meetic, BlaBlaCar et les banques qui font de la mise en relation. Google, Facebook, Amazon… éditent tous des plateformes.

En France, quel est le problème du point de vue de la formation ?

Les gens formés à la française sont efficaces. Ils produisent bien avec peu d’énergie. En matière d’innovation, l’efficacité, c’est important ; mais il y a aussi la question de la créativité et de l’imagination. Car l’innovation, c’est avant tout créer le nouveau. En France, on a l’ENA, les écoles d’ingénieurs, les écoles de management. On y enseigne l’efficacité… D’ailleurs, le CAC 40 est l’indice boursier européen qui donne le plus aux fonds de pension américains : nous avons des entreprises profitables et efficaces ! Jean-Louis Beffa, ancien PDG de Saint-Gobain, dit qu’il fallait réussir l’expansion internationale — désormais, selon lui, il faut réussir l’innovation. Dans les écoles, on apprend l’innovation partout et nulle part.

« Nous améliorons l’existant »

Comment peut-on réellement se mettre à innover ?

L’innovation doit répondre à plusieurs conditions : identifier un problème mondialement partagé ; développer une solution qui apporte un facteur d’amélioration de 10 relativement aux produits établis ; et mettre en place un modèle économique scalable. Lorsqu’on pense à la commercialisation des tablettes, on ne crée pas un produit novateur, étant donné que l’idée du produit existe depuis une quinzaine d’années. Mais, on se demande concrètement si une tablette peut optimiser l’expérience de la lecture, de la navigation sur le web, de la gestion des e-mails ? Il faut apporter une amélioration de dix fois supérieure à ce qu’on trouve sur un PC. En France, nous avons des gens qui ont appris à améliorer ce qui existe, mais pas à créer ce qui est nouveau. Lorsque l’on crée de nouveaux produits, on s’appuie sur des méthodes d’innovation éprouvées mais qui restent méconnues en France. Par ailleurs, Goldman Sachs a répertorié 69 cas d’usage innovants avant d’identifier les entreprises qui étaient en train de développer ses cas d’usage. Résultats ? Il y a 16 cas d’usage innovants dans les grandes entreprises françaises, contre 200 aux États-Unis, dont la moitié dans la Silicon Valley. Ils sont dans l’intelligence artificielle, la réalité augmentée et virtuelle, la cybersécurité, l’industrie du futur, la blockchain, l’agriculture connectée et les drones.

Pourquoi mettez-vous en avant le chiffre de 1210 milliards de dollars ?

Ce chiffre correspond à la valeur de chacune de ces sept technologies. Les GAFA — Google, Apple, Facebook, Amazon — y sont surreprésentés, mais cela ne voudra pas dire que d’autres entreprises ne s’y développeraient pas plus. On peut s’inspirer du modèle économique des plateformes. Amazon s’est développé dans la grande distribution, un secteur où les marges sont notoirement faibles, avant de se développer dans d’autres secteurs (Kindle, cloud…) Cette entreprise a une capacité très grande à choisir les marchés qu’elle veut disrupter. On ne voit pas cela en France — Orange Bank reste une exception. Les entreprises françaises n’osent pas aller ailleurs. Elles se content de mener des projets de consolidations sectoriels pour réaliser des économies d’échelles. Mais, elles ne s’aventurent à «disrupter» des marchés établis. Amazon a créé son trésor de guerre en créant sa technologie dédiée au retail, et est en train de faire disparaître ses concurrents. Apple a bousculé de nombreux secteurs établis, tels que celui des ordinateurs portables, du Smartphone, de la tablette et de l’horlogerie. Pour ce dernier marché est on ne peut plus codifié !

« Il ne suffit pas de regrouper les gens pour innover! »

Peut-on créer une « Silicon Valley » en France ?

Oui, bien sûr ! Mais, pour cela, il faudrait le vouloir. Et puis, ensuite, il s’agirait de changer nos habitudes de pensées. En France, on a tendance à penser que l’innovation est une question d’organisation de la production. On est en train de créer, à Saclay, un des futurs pôles d’innovation au niveau national. On suppose que si l’on regroupe toutes les forces vives de la Nation en un seul et même endroit, alors on devrait réussir l’innovation. Seulement, cette vision me paraît erronée. D’abord, parce que l’innovation ne relève de l’organisation de la production de quoi que ce soit. L’innovation, c’est, au bas mot, développer un nouveau produit que des centaines de millions de gens veulent acheter partout dans le monde. Donc, la première question c’est : quels sont les besoins communs à plusieurs centaines de millions de personnes dans le monde ? S’agit’il d’un problème de pouvoir d’achat ? Un problème d’alimentation ? De santé ? De transport ?

Quels écueils doit-on éviter ?

Une fois qu’on a trouvé un problème commun, alors, on cherche à développer une « solution ». On se demande : « que peut-on créer comme produit ou service qui soient dix fois mieux que les offres existantes ? » Bien évidemment, pour créer un tel produit, il est peut-être plus pratique d’avoir des personnes qui travaillent au même endroit, comme à Saclay. Mais, il est évident que ce n’est pas en forçant les gens à travailler ensemble que cela fonctionnera ! D’ailleurs, on voit bien qu’il y a des bisbilles entre écoles d’ingénieurs sur des enjeux de gouvernance et de financement. Mais, ces sujets-là n’intéressent personne à l’étranger ! En quoi l’organigramme de l’université Paris-Saclay affecte-t-il le quotidien de John qui habite dans le Minnesota, ou de Rajit, en Inde ? Rien ! Tant que nous passons notre temps à réfléchir à des sujets qui n’intéressent pas le consommateur de la classe moyenne mondiale — fut-il en Europe, en Amérique du Nord, au Brésil, en Inde ou en Chine — nous n’intéresserons personne ! Et tant que nous continuerons à penser que l’innovation relève d’un effort de production nous nous exprimerons comme des fournisseurs, et non pas comme des innovateurs. Résultat des courses : nous dépenserons une fortune pour développer des produits qui n’intéressent personne !

« Un test pour détecter les innovateurs qui connaissent leur marché »

Quels sont les principes de l’École nationale d’innovation que vous appelez de vos vœux ?

L’École nationale d’innovation consiste en une structure publique, qui attire des innovateurs du monde entier. Les élèves sortent de l’école avec, ou non, un financement supplémentaire sur leur start-up, à partir d’un projet innovant. Certes, ce type de dispositif existe de manière similaire dans les incubateurs ou les accélérateurs. Mais très souvent, ces structures, soutenues par des entreprises privées, servent surtout les besoins industriels particuliers des entreprises qui les financent. Or, les start-up ciblant un marché mondial et voulant devenir le CAC 40 de demain, doivent s’évertuer, non pas à être le fournisseur exclusif d’une grande entreprise mais au contraire s’imposer auprès d’une multiplicité de grandes entreprises en Europe, en Amérique et en Asie. C’est ça, la clé de la croissance ! Par ailleurs, pourquoi l’innovation échoue-t-elle, que ce soit dans les entreprises établies ou dans les start-up ? CB Insights a mené une étude. Les résultats sont probants : plus de la moitié des échecs proviennent d’une méconnaissance des clients et de leurs besoins.  À l’ENI, les candidats à l’école devront avoir montré une connaissance tellement intime du client qu’ils pourront se faire passer pour lui sur toute une batterie de question.

Pour y entrer, vous avez mis au point votre propre test, le test Benveniste.

J’ai moi-même organisé ce type de test. Ce qu’on voit, c’est que spontanément, l’entrepreneur cherche à vendre son produit. Mais, lorsqu’il procède ainsi le jury le reconnait facilement. Résultat : il échoue au Test Benveniste. Autrement dit, la seule manière pour l’innovateur de réussir le Test Benveniste consiste à apprendre à raisonner comme son client. Et quand il y parvient, on se trouve face à un innovateur sérieux et compétent. Bref, vous l’avez compris : il faut que l’entrepreneur soit capable de se faire passer pour son client. Cela vient du test de Turing. J’ai mis un an pour développer l’idée du test.

Quel message adresseriez-vous au gouvernement ?

Si on pouvait s’assurer, par le test Benveniste, que tous les porteurs de projets financés réussissent le test, alors on pourrait tripler ce rendement. C’est aussi simple que ça !

 

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A propos de l'auteur
Journaliste dans la presse professionnelle, j'édite Business & Marchés à titre personnel depuis 2007.
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